Dans le vent, un murmure

                 «Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris », Genesis, 3, 19

   Les siècles passent, mais l’humain reste le même. Ses pieds s’enfoncent dans la terre, mais son nez pointe vers le ciel. Il a, mais il désire. Il vit, mais il rêve.

   Amastan et sa femme vivaient dans leur petite maison de terre posée sur le sol âpre du reg éternel. La région était pauvre et désertique, mais leur couche était chaude et leurs bras aimants. Ils venaient de s’unir sous le ciel et sur le sable, implorant la clémence et la protection des Djinns du désert.

   Leurs chèvres suffisaient à assurer leur subsistance. Amastan s’occupait du troupeau pendant que sa femme aux grands yeux noirs tressait des paniers qu’elle allait vendre au village voisin.

   Une année, la sécheresse s’abattit sur la contrée déjà si peu hospitalière. Le troupeau ne trouvait plus à paître, la fraîcheur fuyait les murs épais de la maison. Amastan voyait la beauté de sa femme faner sous ses voiles couleur de ciel secoués par le vent chaud. Quand elle croisait son regard, elle lui souriait avec tendresse.

   Amastan perdit la moitié de ses chèvres et les survivantes étaient faméliques. Le sable avait bu l’eau du puits et la sueur de son front. Aucune oreille n’entendait ses prières. Il devait agir. C’était son devoir.

   Il savait que la Shawara vivait loin de là, dans les grands rochers acérés qui bordaient le désert des dunes. Il embrassa sa femme et débuta son chemin long et difficile dans le désert de pierres. Le soleil brûlait sa peau. La soif l’étranglait. La fatigue menaçait de l’abattre. Ses yeux avaient la couleur des dunes lorsqu’il arriva au pied des colosses de roche qui cachaient aux yeux du commun la Shawara. Dans une petite grotte sombre, Amastan trouva la vieille femme psalmodiant en une langue inconnue de lui.

   — Que viens-tu faire ici, étranger ? Retourne auprès des tiens. Le désert n’est pas fait pour les Hommes, mais pour les Esprits.

   — Je suis humblement venu solliciter ton aide, vénérable Shawara. Le ciel ne pleure plus. Le vent consume le visage de ma femme. Le reg asséché blesse les sabots de mes chèvres et dévore leurs cadavres. Je sais que tu parles aux Djinns du désert. Ils t’écoutent. Demande-leur miséricorde. Les mortels ont besoin de leurs larmes.

   — Je n’en ferai rien. Fou est celui qui demande aux Dieux !

   — Je leur demanderai.

   — Donc tu es fou.

   Elle le fit s’allonger sur le sable.

   — Ton choix. Tes actes. Tes paroles. Ensable-toi pour rejoindre les Immortels dans leurs maisons.

   Il se couvrit de sable, la vieille femme chantant à ses côtés. Ses yeux s’ouvrirent dans la poussière. Il n’était pas seul, mais il ne voyait personne.

   — Tu es venu, mortel. En mortel nous t’accueillons.

   — Ô illustres Djinns, je vous supplie de m’écouter. Notre maison, notre terre, nos bêtes meurent de soif. Ô vénérables Djinns, accordez-nous de la pluie.

   — Il n’est de don sans contre-don. Mortel, tu nous donneras l’eau de ton corps.

   — Comment pourrais-je vivre sans mon eau, sans mon sang ?

   — Nous y pourvoirons.

   Il se redressa. Le sable glissa de son corps couvert de poussière. La Shawara n’était plus là. Il arpenta le rude chemin du désert pour retrouver son foyer. La soif n’étranglait plus sa gorge.

   Quand il posa le pied dans sa maison de terre. La pluie se mit à tomber. Sa femme l’enlaça. Elle lui apprit qu’elle était enceinte. Il ne pleura pas.

   Leur amour crût comme s’épanouissait son ventre fécond. Amastan savait déjà les délices de l’amour, il connut alors la béatitude de l’agapé. Mais quelques semaines plus tard, ils entendirent que des bandits arpentaient la contrée, volant et tuant, surgissant du noir, armes aux poings et écume aux lèvres. Amastan découvrit alors la peur. Il se sentait seul, démuni. Il regrettait le choix de s’installer loin du village. Il ne pouvait concevoir le malheur dans ce moment de bonheur. Sa femme et son enfant à naître méritaient quiétude et félicité. Au grand dam de celle-ci, il reprit la route douloureuse vers les rochers de la Shawara.

   Le soleil brûlait sa peau. La fatigue menaçait de l’abattre. Ses yeux, couleur des dunes, supplièrent la vieille femme.

   — Il est dangereux, enfant, de solliciter les Dieux.

   — Il est plus dangereux de s’endormir dans l’illusion du bonheur et l’ignorance des menaces.

   — Tu n’es donc pas heureux ? Ta terre a-t-elle encore soif ? Ta graine n’a-t-elle pas germé ?

   Mais il s’allongea dans le sable et se couvrit de son linceul de poussière, la Shawara priant à ses côtés.

   — Tu es venu, mortel. En mortel nous t’accueillons.

   — Ô glorieux Djinns, je vous supplie de m’écouter. Mon foyer est prospère. Ma graine a germé. Et les plus cruels des animaux viennent les menacer. Mais je suis faible et chétif. Ô terribles Djinns, accordez-moi la force de défendre les miens.

   — Il n’est de don sans contre-don. Mortel, tu nous donneras ta chair et tes os.

   — Mais comment vais-je pouvoir vivre sans mon corps ?

   — Nous y pourvoirons.

   Il se redressa dans le sable, insensible au premier frisson de la nuit. Les grains s’étaient agglomérés pour former une carapace solide là où frémissait quelques instants plus tôt la chair d’Amastan. Il sourit et reprit sa route. La pierre du désert ne blessait plus ses pieds. Le soleil ne brûlait plus sa peau.

   Mais le destin est capricieux, et quand il arriva chez lui, il trouva son troupeau dispersé, sa porte ouverte sur sa maison dévastée et sa femme morte, ses voiles déchirés. Il ne pleura pas, mais hurla dans le reg infini. Il suivit les récentes traces de pas jusqu’au camp des bandits. Son corps de silice glissa dans les ombres silencieuses pour rendre aux assassins leur don de mort.

   Il retourna auprès de sa défunte femme. Tout son être se révolta contre cette perte. La portant dans ses bras à présent puissants, il parcourut lestement le long chemin jusqu’à la grotte de la Shawara.

   — Impie celui qui contrecarre les lois des Dieux. Retourne chez toi, enterre ta femme et pleure ton enfant.

   — Infâme celui qui peut, mais ne fait rien.

   Il posa délicatement sa femme sur le sol chaud du désert et s’ensabla à nouveau, la Shawara pleurant à ses côtés.

   — Tu es venu, mortel. En mortel nous t’accueillons.

   — Ô charitables Djinns, je vous supplie de m’écouter. Vos yeux voient au-delà des choses. Voyez tout mon malheur. La mort injuste a frappé les innocents. Ô puissants Djinns, vous seuls pouvez leur rendre la vie.

   — Il n’est de don sans contre-don. Mortel, tu nous donneras ton cœur.

   — Mais comment pourrais-je vivre sans cœur ?

   — Nous y pourvoirons.

   Il se redressa, les grains de poussière roulant sur ses membres de sable. Sa femme ouvrit ses grands yeux noirs. Elle pleura de bonheur et étreignit son époux pour elle et l’enfant qui s’agitait dans son ventre. Il ne la serra pas dans ses bras.

   Ils retrouvèrent leur foyer sans chaleur. Des mois plus tard, l’enfant vint au monde. Sa femme avait tressé un panier pour berceau. L’enfant était une fille. Ses yeux avaient la couleur sucrée des dattes confites et sa peau la douceur de la brise chargée de pluie. Amastan ne pleura, ni ne sourit. Il ne sentait pas la douceur de sa peau, ne goûtait pas ses prunelles brillantes. Il ne s’émouvait ni de ses cris ni de ses petits bras ronds vainement tendus vers lui.

   Les premiers temps, il restait assis devant la maison pour en surveiller l’entrée, le troupeau s’agaçant dans son enclos. Puis sa femme lui demanda d’aller le faire paître plus loin. Les premiers temps, elle regardait Amastan avec inquiétude. Puis avec peur. La peur se changea en colère. À la fin, elle ne le regardait plus que comme un étranger. Elle dormait seule, dans une couche froide, sa fille dans les bras.

   Un jour, quand Amastan rentra chez lui pour y parquer les chèvres, sa femme et sa fille n’étaient plus là. Ne sachant comment réagir, il alla voir la Shawara.

   — Tu as voulu t’opposer aux éléments, lutter contre ta nature, défier le cruel destin. Dis-moi, mortel ? Es-tu heureux d’avoir obtenu des Dieux ce que tu désirais ?

   Il ne répondit pas. Il s’ensevelit dans les sables du désert, la Shawara se lamentant à ses côtés.

   — Tu es venu, mortel. En mortel nous t’accueillons.

   — Ô bienveillants Djinns, je reconnais ma folie, mon inconscience, mon péché. Je vous supplie de me rendre mon cœur, mon corps et mon eau.

   — Ce qui a été donné ne peut être rendu. Ton cœur est dévoré, ton corps est consumé, ton eau est asséchée.

   — Ô secourables Djinns, j’ai perdu ce qui m’était le plus cher. Pas à cause de la dureté des éléments, ni de la cruauté des hommes, ni de la faucille du destin. Mais par ma faute. Je n’ai voulu que le meilleur pour ma femme, pour ma fille. Aujourd’hui elles sont à la merci des fauves et des hommes, de la faim et de la soif. Il ne me reste plus rien, sinon ma volonté. Ô Djinns miséricordieux, prenez et accordez-moi de toujours les protéger.

   — Il n’est de don sans contre-don. Mortel, tu nous donneras ton souffle.

   — Qu’il ne reste rien de moi.

   — Nous y pourvoirons.

  Il se redressa dans le sable, et se figea pour l’éternité, rocher parmi les rochers. Une brise emporta la poussière glissant sur son corps minéral, dans un murmure. Rien ne le distinguait plus des roches avoisinantes, émergeant du désert ocre, balayé par le vent.

                                                                                      *

   Une petite fille aux yeux sucrés jouait au bord d’une mare, tapotant l’eau de sa petite main à l’ombre des dattiers. Sa mère la surveillait insoucieusement d’un œil fatigué, le regard sombre sous son grand voile couleur du ciel. Elle tressait un panier d’osier en chantant. Le vent agitait les palmes des grands arbres étendant la fraîcheur de leurs ombres sur la mare. Une bourrasque soudaine détourna de sa tâche la femme qui leva les yeux vers le ciel. Elle suivit la courbe lente d’une palme tombant au bord de l’eau, tout près de la fillette. C’est alors qu’elle vit l’animal, tapi dans l’eau stagnante, prêt à l’attaque. Elle courut juste à temps pour sauver la petite des mâchoires carnassières.

   Elle s’écarta en hâte, caressant l’enfant apeurée, l’enserrant contre son cœur. Elle leva les yeux vers la couronne verdoyante du dattier, que le vent animait avec douceur.

© Vanessa Ettorre, "Dans le vent, un murmure", 2020

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