Bereshit

    La couronne sonore vibrait dans la structure métallique du gigantesque hangar. Bourdonnements et frémissements s’élevaient des synapses clignotantes et finissaient par se perdre dans la chaleur électrique du réseau mal étouffée par le circuit vétuste de ventilation et de climatisation. Il avait été stupéfait, lorsqu’il avait pénétré pour la première fois dans la fournaise, de découvrir que le réseau avait une voix. Ou plutôt des milliers, des millions de voix qui murmuraient, grondaient et susurraient sans fin, dans un étrange dialogue de sourds dont il s’était senti exclu alors même qu’il se tenait en son cœur.

    Les diodes lumineuses cillaient dans les allées, bariolant l’obscurité de signaux confus, attirant l’attention du jeune ouvrier de la maintenance du ShihaiSystem DataCenter. Malgré ses protections auditives et les filtres intégrés à ses implants oculaires, la nuisance était constante. Impossible de penser dans ce vacarme assourdissant. Sinon à sa tâche, la surveillance de la continuité du dispositif alimentant en internet la mégapole voisine.

    Sulian circulait dans le secteur qui lui était dévolu au sein de l’immense centre des serveurs du réseau-monde. Le protocole de sécurité était drastique, mais tout le matériel était suranné. Des fissures dans le bâtiment laissaient s’infiltrer les pluies corrosives qui menaçaient l’intégrité des précieux serveurs de la multinationale. Les normes n’en étaient plus. Sa tenue étanche et hermétique fuyait aux articulations par les points distendus des coutures. « Tout part en couilles ! » se lamentait quotidiennement Jorik, un de ses collègues, chargé comme lui de la maintenance du réseau.

    La sirène. Fin de journée. Retour au silence dans les souterrains dévolus au personnel technique. À la lueur de fades lumières rougeoyantes. La rumeur persistait, en écho lointain résonnant dans son corps, dans ses oreilles. Jorik était déjà en train de se préparer à partir.

    – Encore une journée de merde, Sulian. Regarde. J’ai marché dans une flaque huileuse de je sais pas quoi dans la section 56. C’est tout fondu. Mes pompes sont bonnes à changer.

    – Une nouvelle pluie ? D’aujourd’hui ? Celle d’hier, c’était du costaud. L’air était irrespirable dehors.

    – Tu es sorti ? T’es courageux, toi ! Tu t’es pas fait choper ?

    – Je suis resté sous les arcades. J’étais tout seul. Y avait que le bruit de la pluie et la fumée des immeubles cramés.

    – Ouais, ben, qu’ils comptent pas sur moi pour aller vérifier l’état des serveurs de secours en ville. On a déjà assez de mal ici.

    – Y a eu une panne dans le secteur 12. Encore un peu et le système entier partait en rideau apparemment. T’imagines ?

    – J’imagine, ouais. T’es jeune, toi, t’as connu que ça. Moi je suis une vieille barrique. Y avait un monde avant l’extension du réseau de ShihaiSystem, avant qu’on nous implante tous ces trucs dans nos têtes. Et on s’en sortait pas trop mal sans ! Enfin… on aurait pu s’en sortir. Mon grand-père, je me souviens, il me disait tout le temps que l’alerte avait été lancée y a des décennies. Il fallait qu’on arrête, on n’allait pas dans la bonne direction. Mais qu’est-ce que tu veux ! L’accès au réseau-monde, le cul vissé sur un canapé cradingue. Pas besoin de faire le moindre geste, le plus petit effort. Le paradis ! On a tous un avanet, maintenant. Et qui pourrait s’en passer ?

    – J’ai modifié le mien. J’en avais marre qu’on me regarde de haut. Maintenant, je domine tout le monde d’une tête. Et j’en impose ! Les nanas adorent.

    – Mouais, ça ne me branche pas tous ces trucs pornos métavirtuels. T’en sais même rien si ce sont des nanas ou pas. Ben ouais, moi j’ai du mal avec ça. Et mon fils, je te raconte pas, il est pire que son père. Lui refuse de se connecter au SSMV.

    – T’es sérieux ? Qu’est-ce qu’il fout de ses journées ?

   – Ben, en fait, il m’a parlé d’un truc bizarre. Un réseau local qui contourne les protocoles des serveurs du centre.

    – Il t’a donné l’accès au partage d’images ?

    – Non ! Ni en streaming ni en archive. Il dit qu’il n’y a rien de tout ça. Ce qui se passe sur son truc n’est pas sauvegardé. Et il s’isole pour se connecter.

    – Tu déconnes ? Les gars ne partagent pas ? Ils enregistrent pas ?

    – Que dalle ! Ah ! Les jeunes ! Je te jure. Tout part en couilles, je te le dis !

    Le revêtement de la rue avait absorbé l’eau de pluie caustique. Il avait donc pu rentrer sans encombre à son bloc, mais l’air était encore lourd de vapeurs corrosives, chaudes, suffocantes. Son appartement était baigné de la lueur des néons extérieurs qui se reflétaient sur l’acier des immeubles et dont la lumière diffuse filtrait entre les lattes du volet de sécurité. Sulian s’approcha du bas de la paroi vitrée, perplexe. Une zone était opaque.

    – Merde !

    Une des lattes du volet était défectueuse et la pluie avait attaqué une bande de verre. La rue, loin en contrebas, n’était plus qu’un vague assemblage de points lumineux et tremblants dans une brume vitreuse. Il avait pourtant signalé le problème, ce grincement suspect. Décidément, l’antienne de Jorik n’était pas sans fondement. Il jura de dépit et s’installa dans la chaise longue estampillée ShihaiDesignIndustry dont le rembourrage commençait à manquer au niveau de l’assise. Ni trop assis, ni trop allongé : la meilleure des postures pour apprécier sa délicieuse imposture.

    Il obtura ses implants oculaires pour une meilleure immersion, et se connecta au réseau.

    Bienvenue dans le ShihaiSystem MetaVerse

    Son avanet apparut dans toute sa superbe : belle stature, beaux muscles, teint frais, barbe nette, débardeur stylé, clouté sur les épaules… Bien… Il était fier d’avoir réussi à moduler l’avatar proposé par le système de cette façon. Il demeurait quelques traits de son visage, ses lèvres peut-être, qu’il avait charnues. Mais guère plus. Lui avait cependant préféré conserver des proportions et une apparence humaines. Certains lui avaient reproché son manque d’imagination. Mais les remarques féminines enthousiastes et les partages de son image avaient achevé de le rassurer.

    Il déambulait dans les rues ensoleillées d’Utopole, variant la perspective pour vérifier que son avanet produisait l’effet escompté. Les commerces attiraient le client pour une débauche de couleurs vives, d’enseignes aguicheuses, de musiques à la mode. Un jour, il ouvrirait également une boutique virtuelle. Il ne lui manquait que la bonne idée. Avec sa connaissance du réseau-monde, il pourrait facilement s’imposer auprès des consommateurs.

    Sa conversation avec Jorik l’avait cependant intriguée. Pas de connexion aux serveurs… Un réseau parallèle certainement. Pas de fonction d’enregistrement… Une pratique renégate. Était-elle seulement autorisée ? Il profita de son opportune oisiveté pour interroger les avanets de son réseau privé qui fit son œuvre. Dans les cerveaux connectés de cette ville virtuelle circulait sa question électrique. Et la réponse ne tarda pas.

    – C’est toi qui demandes comment te connecter au MMV ?

    – Euh, ouais !

    MMV… Ils ne s’étaient pas foulés pour le nom…

   – Je peux te donner un accès, mais il est restreint. Et hors réseau-monde. En fait, c’est une application téléchargeable. Mais elle n’est disponible qu’en local.

    – Donc ?

    – Tu ne pourras l’avoir que si des personnes ouvrent l’accès au téléchargement depuis leur implant.

   – Mais ? Je peux pas la trouver sur le réseau?

    – Non, je t’ai dit qu’il fallait un accès privé, sinon l’appli se bloque. Alors ?

    Au bout d’une heure, il paniqua. Le téléchargement n’avançait pas. Son incompréhension était à son comble. Un bug ? Un virus ? On cherchait à pirater son implant ? Pas possible qu’une appli soit si longue à s’implémenter. Inquiet, il retourna sur le réseau en quête d’informations. Le MalkhuthMetaVerse n’alimentait pas les conversations, mais il trouva un espace de discussion animé au coin d’une rue, sur une place virtuelle censée singeait un forum d’échanges.

    – Moi, j’ai laissé tomber. Depuis quand on doit attendre pour télécharger un truc ?

   – Pareil. De toute façon, je voulais juste tester, c’est tout. Mais un pote m’a expliqué le principe, et franchement je ne saisis pas.

    – C’est vrai qu’il n’y a pas de fonction d’enregistrement ?

    – Apparemment.

   – C’est débile. Une perte de temps et d’argent ! Ils se privent de l’exploitation d’images sur le réseau…

    – Ils mémorisent comment ce qu’ils font ? Je pige pas ?

    Téléchargement complet…

    Enfin. Il s’enfonça confortablement dans le fauteuil, ayant pris soin d’avoir à portée de main boissons, en-cas et mouchoirs pour pallier toutes éventualités.

    Connexion en cours…

  Connexion effectuée. Bienvenue en Malkhuth.

    Son corps virtuel disparut. Il n’était plus qu’une conscience dans un espace vide. Rien d’autre que le noir partout autour de lui. Une structure inachevée ? Un monde en construction ? Il tenta d’avancer. Mais l’absence de corps provoquait une perte de repères sensoriels. Il eut la nausée. Deux points prirent lentement forme devant lui. Des points incertains, plutôt des ondulations dans le chaos, devenant des sphères presque liquides, très faiblement luminescentes. Il s’approcha tant bien que mal de celle de droite. L’accès était refusé. On ne lui avait pas accordé tous les droits… Il jeta son dévolu sur la deuxième sphère mouvante.

    Connexion à Tipheret effectuée.

   Quelques avanets rudimentaires voletaient dans une interface blanche. Toute cette attente pour quelques protoformes en 3D polygonale au mieux, filiforme au pire… Mais quelle forme était la sienne d’ailleurs ? Il ne parvenait pas à prendre de la distance par rapport à lui-même. Pas de changement de perspective possible. Une voix en provenance d’un icosaèdre retentit.

    – Tiens ! Un Naamah !

    – Pardon ?

    – Tu es nouveau, non ? Fraîchement débarqué du Néhémoth !

    – Du ?

   – Arrête ! Il ne peut pas encore comprendre!

    – Effectivement, pour l’instant je ne comprends rien à cette application. On y fait quoi ? J’ai essayé d’accéder à l’autre interface, mais elle est verrouillée.

    – On y fait quoi ? T’es sérieux là ?

   – Ce ne sera pas le premier à arriver ici par simple curiosité. Je t’explique : tu te trouves dans la Sephira Tipheret. Nous y échangeons, nous y débattons, et nous attendons le moment de rejoindre l’autre Sephira. Daath. Dont le code d’accès est vocal.

    – Vocal ? Je dois parler ?

    – À l’ancienne, oui. Lorsque tu te trouves dans la chambre des Sephiroth, tu dois prononcer distinctement le mot de passe. Bereshit.

    – Et il s’y passe quoi ?

   – Tu le découvriras par toi-même. Pour sortir d’ici, rapidement, prononce le nom de la Sephira.

    Le son de sa voix le surprit. Elle semblait ne pas lui appartenir, elle semblait résonner dans le vide. Il sursauta. Son obturation visuelle se désactiva. Il regarda autour de lui. Depuis combien de temps n’avait-il pas nettoyé le réduit dans lequel il vivait ? Il baissa la lumière et les ombres envahirent son monde, faisant entrer dans son intimité les faibles lumières de la ville nocturne et des immeubles d’acier s’élevant sans fin dans les éternels nuages noirs de ce ciel sans astre.

    Il se rallongea.

    Travail en cours…

  Connexion effectuée. Bienvenue en Malkhuth.

    – Daath.

    La sphère se forma dans le néant. Il avait compris le système de navigation. Surprenant, mais efficace.

   – Be-resh-it

    Sa conscience fut propulsée dans le vide. Comme dans la chambre principale, le noir absolu régnait en maître. Il attendit que quelque chose, quoi que ce fût, apparaisse. Une nouvelle sphère ? Un autre avanet ? Même à géométrie variable… Mais rien ne se produisit. Il retourna, dépité, sur Tiphereth. Les mêmes avanets persistaient à voleter, indifférents à tout sens logique.

    – Ça ne marche pas. Il n’y a rien sur Daath.

    – Normal ! On ne t’a pas dit qu’il y aurait quelque chose tout de suite. Il faut attendre.

   Attendre… Encore…

    – Mais attendre quoi ?

  – Qu’un Élohim arrive. Aucun n’est connecté. À moins que tu veuilles toi-même t’y mettre ?

    – Mais à quoi ?

    – J’ai vu une affiche dans le bloc EX-30. Dans deux heures, Ella devrait nous rejoindre. Elle va poursuivre là où elle s’était arrêtée. Au chapitre IV.

    Une sirène retentit. L’alerte à la pluie. Les volets se baissèrent automatiquement. Moins la latte d’aluminium hors de fonction qui pourtant tentait vainement et bruyamment de se mettre en position. Il finirait par pleuvoir dans la pièce, dans son unique pièce. Un signal cérébral s’activa. On lui demandait de revenir en urgence au centre des serveurs.

    Pas le choix. Il avait un laissez-passer cette fois pour traverser la ville et accéder par le tram souterrain au hangar cyclopéen qui étendait ses ramifications à perte de vue sur les plaines désertiques au nord de la mégapole, ses racines profondément enfoncées dans la terre stérile pour capter le reste de sa force vitale.

    Le trajet lui parut long. Dans le tube sombre de circulation, son esprit s’égarait, comme envoûté par les lumières alternantes de la voie souterraine. Qu’était donc ce MMV? Les avanets ne lui semblaient pas hostiles, mais leur condescendance l’avait froissé. Ce vocabulaire incompréhensible, pédant, ce jargon étrange et élitiste, s’opposait à toutes les pratiques communautaires du ShihaiSystem MetaVerse. Et pourtant…

    À peine arrivé, il retrouva Jorik ainsi que quinze autres agents de maintenance, en tenue, neuve.

    – On est dans la merde ! Le secteur 56 ! Je l’avais signalé pourtant !

    – Et le 12 ?

    – Pas encore d’info. Si le réseau flanche…

    – La redondance est là pour ça. Les serveurs de proximité prendront la relève.

    – Tu imagines ?

   Il aurait imaginé.

   – Et mon secteur ? La sécurité a dit quelque chose pour mon secteur ?

   – Rien encore. Le chef vient de donner ses ordres. Les retardataires comme toi sont dans l’équipe 2. On est prêts à y aller. Tu peux rejoindre les autres pour prendre le relai quand nos protections seront trop bouffées. Voilà le chef. Il va vous briefer.

    Les rotations s’étaient succédé sans discontinuer. Un autre groupe s’était joint à eux, suppléant les équipes épuisées. Un temps de repos leur était accordé par le chef d’équipe qui avait dû faire face à quelques bévues provoquées par la fatigue. Deux gars avaient été blessés par des éclaboussures. Un autre avait été évacué pour électrocution. Vu le désastre, il n’était plus à ça près.

    L’alarme résonnait en continu et épuisait les nerfs de l’équipe de maintenance. Sulian en avait perdu la notion du temps. Il s’était installé à côté de ses collègues dans la zone de repos, sur l’une des chaises longues. Comme les leurs, ses yeux s’obscurcirent. Mais il suivit un autre chemin.

    Tr-tr-travail en c-c-c-cours…

   Connexiiiiiion effectuée. Bienve-ve-ve-nue en Malkhuth.

    Il devait être trop loin de la source du réseau. Et il devait avoir manqué cette Ella. Tant pis, il verrait bien.

    – Daath. Bereshit.

    Il ne comprit pas ce qu’il voyait. Un son vibrait dans un halo de lumière. Pas un son. Une voix. De femme. Douce. Chargée d’émotions. Vibrante. Et pas un halo de lumière. Un brasier léchant les flèches sculptées d’un bâtiment étrange. Un édifice d’un autre temps. Quand la pierre servait à abriter les hommes. Un assemblage de feu, de verre et de pierre se détachant d’un ciel d’autant plus noir qu’il s’embrasait d’ocre. « plus haut que la rosace centrale, une grande flamme » Sa respiration se bloqua, il voyait avec précision la langue de feu arrachant par morceau une dentelle de roche qu’il n’avait jamais cru possible. Il entendait le crépitement de la pierre, presque une plainte. « qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles » L’image changea. Prenant à peine plus de distance sur la dévastation de l’édifice. Une cloche monumentale oscillait délicatement sous le souffle du feu. « une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée ». L’image se corrigea, la cloche battait à tout rompre dans une tempête ardente aux volutes de suie…

   – On se lève les gars ! Le secteur 70 est tombé ! Plus de repos pour vous. On va vous équiper pour monter sur le toit. On n’a pas le choix, il faut colmater du haut. Les serveurs-relais risquent d’être à court de jus. Vous aurez une belle prime. Et si ça tourne mal, la direction promet de la verser à vos familles.

    Il avait été brûlé sur le toit fumant. Aux mains. Aux épaules. Aux genoux. Les soins avaient apaisé le feu de l’acide, mais les plaies étaient à vif. La pluie avait cessé. Il regardait par sa fenêtre la ville obscure, les immeubles de métal scintillants, polis par l’eau-forte. Les appartements du bloc voisin étaient pour la plupart éclairés. Les appartements… il savait qu’il aurait été plus juste de dire les cellules. Toutes identiques à la sienne, en plus vétustes encore. Le confort à moindres frais à disposition des plus démunis.

    Il avait enfin du temps pour comprendre.

    – Tiphereth.

    – Ella n’a jamais été aussi impressionnante.

    – J’ai adoré !

    – Je ne voyais pas les choses comme ça.

  – Noah avait proposé une vision plus distante. On n’était pas à ce point au cœur de la cathédrale.

    – Vous pouvez partager les images ? J’ai dû interrompre ma connexion.

    Les avanets se turent. Les formes 3D semblèrent se tourner vers lui. Même une forme circulaire en deux dimensions.

    – Le Naamah…

    L’icosaèdre prit la parole.

   – On a dû te le dire. Il n’y a pas d’enregistrement possible ici.

    – C’est dommage…

   – Non. La beauté réside dans l’éphémère. Et nous défendons tous ici la beauté. De même que la propriété intellectuelle. Les images d’Ella n’appartiennent qu’à elle. Personne n’a le droit de s’en saisir. Mais elle a fait le choix de nous les partager. Nous pouvons tous faire ce choix. Si nous en avons les moyens.

    – Et la voix ?

    – Sa voix. Magnifique.

    – Mais ces images ?

   – Sublimes. Presque aussi impressionnantes que celles de la Monarque.

    – Ella a dit quand elle poursuivrait la lecture ?

    – Non. Elle nous avertira. Pas d’inquiétude.

    Ses yeux s’ouvrirent sur son réduit. Sa frustration s’amplifia. Personne ne répondait jamais clairement à ses questions. Il irait trouver des réponses sur le réseau-monde. La déception le saisit à nouveau. Il prit conscience qu’il faisait fausse route. Chercher des informations sur un réseau marginal par le moyen du réseau-monde était voué à l’échec. Il passa tout de même une journée, en vain, à arpenter les structures numériques du SSMV en quête d’interlocuteurs avertis. Il se rendit à nouveau sur la petite place dans l’espoir d’un échange qui n’advint jamais.

    Son orgueil lui refusait un retour sur Tiphereth. Les propos d’une forme 3D lui revinrent en mémoire. Une affiche dans un bâtiment servait de communication entre les membres de groupe restreint.

    – Si seulement j’avais pu enregistrer la session ! À quoi servent nos implants !

   Une affiche. Quelque part. D’autres peut-être. Le réseau local requérait une proximité relative pour que la connexion se fasse sans bug ni lag. Il l’avait expérimenté dans le datacenter. Il était donc possible que des membres du MMV soient présents dans son environnement immédiat. Ou dans les blocs voisins. Il voulut se redresser pour enfiler sa tenue de protection urbaine, oubliant ses plaies trop récentes. Il s’effondra sur la chaise longue, retrouvant sa position initiale.

    Il n’avait donc pas le choix. Se reconnecter à Tipheret et espérer y retrouver l’icosaèdre, qui s’était montré le plus loquace jusqu’à présent. Mais la Sephira était vide. Il tenta la seconde. La mystérieuse Daath. Le noir l’envahit. Aucun avanet. Aucune présence. Aucune image. Aucun son.

    – J’aimerais juste des réponses… Je ne demande pas grand-chose. Simplement de comprendre ce que je vois et entends ici.

    Une voix puissante retentit. Une voix de femme, différente de la première, de celle d’Ella à l’édifice de flammes. Plus profonde.

    – Remago.

    Un mot avait suffi à illuminer les ténèbres à présent aveuglantes. Avant qu’il ne puisse lui répondre, l’image avait disparu. Il constata que la voix aussi lorsqu’il entreprit de l’interroger.

    – Dites-moi au moins qui vous êtes…

   Un corps de femme apparut fugacement dans l’immensité du vide de Daath. Un corps sensuel, dénudé, presque obscène, mais incomplet, fragmenté. Il se figea. C’était son image, à lui, au plutôt l’image qu’il se faisait de la voix suave qu’il venait d’entendre. Ses yeux s’ouvrirent sur le monde réel avec la brutalité et la précipitation du criminel pris en flagrant délit. Il avait projeté un fantasme sur la chambre noire de la Sephira.

    – Heureusement qu’il n’y avait personne… Enfin, j’espère !

    Une voie lui avait été fournie néanmoins. Il se reconnecta au réseau monde, avec cette fois-ci un mot-clé pour sa recherche. Une définition ne tarda pas à apparaître.

    « Remago : image mentale rémanente issue d’un foulage neuronal par stimuli externes. Cette image est produite par l’association des réseaux fronto-pariétaux aux régions visuelles du cortex temporal ventral, notamment le gyrus fusiforme, sollicités lors du processus de lecture. Depuis le développement de la technologie ShihaiSystem, des chercheurs ont constaté la capacité de certains individus à projeter ces images mentales résiduelles dans un métaverse. Historiquement, cette nouvelle technologie de communication fondée sur la représentation instantanée et fugitive nommée remago fut mise en œuvre par un groupe de trois hackers non répertoriés dans les données officielles sous leurs véritables identités. Ils se désignaient eux-mêmes du nom de Rois Mages, en référence à trois personnages mythologiques d’un ancien culte judéo-chrétien. »

   Aucun commentaire. Aucun complément d’information. Visiblement, l’information qui venait de renaître des limbes numériques ne passionnait pas le réseau. Lui savait à présent ce qu’il voulait. Et ce n’était pas rejoindre les avanets de ses amis lui envoyant des notifications inquiètes en raison de son absence du SSMV.

    – Tipheret.

   Une pyramide extravagante tournait sur elle-même.

  – Bonjour. Quand se connectera la Monarque ?

    – Demain apparemment, en fin de soirée. Nous aurons droit à une grande session réunissant tous les Élohim. D’abord Ella, puis Noah, et Adane, enfin la Monarque. Et, en clou du spectacle, l’union de tout Malkhuth. Il nous faut venir en nombre. Elle veut que nous participions.

    – Je ne sais pas si…

    – Il nous suffira de répéter le texte qu’elle lira, pour compléter sa remago. Elle propose cela pour la lecture de poèmes.

    – De poèmes ?

    – La poésie est un genre si riche qu’il peut se nourrir de nombreux esprits sans jamais être rassasié. Moi, je ne fais qu’observer. Quelques-uns se joignent à elle. Tout le monde ne peut pas… Mais elle accueille qui veut. En général, on finit tous par ne faire qu’écouter et contempler.

    – Demain soir donc.

    – Oui. Essaie de t’en souvenir. Vraiment. Par toi-même. Naamah.

    Il demanderait aussi un jour pourquoi ce nom.

    Sulian ne s’était pas connecté de la journée, à aucun réseau. Il avait réduit au silence les notifications angoissées de ses contacts. Personne ne s’était cependant déplacé jusqu’à son immeuble pour s’assurer qu’il se remettait de ses blessures. Il attendait avec impatience, tantôt réfléchissant dans le silence de son appartement à ce qu’impliquaient ces dernières découvertes, tantôt regardant le ciel nuageux et les appartements du bloc lustré d’en face. Ils semblaient tous vides, mais il les savait grouillants de vies alitées dans la position idéale selon ShihaiDesignIndustry.

    Il finit par obstruer ses implants oculaires. L’heure était incertaine. Il ne voulait pas manquer la lecture. Risquer de perdre à jamais un instant fugace.

    – Daath. Bereshit.

    Son sang battait dans sa jugulaire, mais le velouté sombre de la Sephira calma finalement son rythme cardiaque. Il craignit d’avoir raté l’événement. Il se reprocha sa politesse envers son collègue. Soudainement, la voûte de son esprit se constella d’or. La magie opérait par la voix d’Ella. « C’était à Mégara ». Une puissante cité resplendissait, nouvelle, immortelle, inaltérable. Un palais rêvé prenait une dimension colossale. Sur une colline. Sous une coupole de bronze, dure, minérale. Toute une civilisation disparue, un monde de pierres et de bois taillés par la main de l’homme, griffant la matière de leurs outils. Édifice dédié à d’anciens dieux peut-être, inconnu aujourd’hui. Du temps où les hommes croyaient. « Carthage » à jamais morte, à jamais vive. Électrisée de synapses. La voix d’Ella embrassait chaque syllabe, goûtait chaque consonne, léchait chaque voyelle. La voix dit « jardins » et apparurent alors de verdoyantes lumières étirant vers le ciel des formes de vies disparues qui renaquirent soudain pour aussitôt s’évanouir. La voix mourut subitement, et avec elle les images. L’interphone stridulait. Quelqu’un venait le voir. Finalement.

    – Pas maintenant !

    Il voulut hurler sa frustration. Une phrase ! Une unique phrase ! Quelques mots, et tant de richesses !

    – C’est Jorik ! Ouvre-moi, Sulian. Je m’inquiète. On m’a dit que tu ne t’étais pas connecté au SSMV depuis des jours.

    – Les gens exagèrent…

    La fonctionnalité HomeSecurity du service ShihaiSystem déverrouilla la porte. Jorik s’engouffra dans son taudis sans se soucier d’un désordre qui devait lui rappeler le sien.

    – Je t’ai apporté de quoi nous soûler ! Alors ces cicatrices ?

   Que faire d’autre que ronger son frein… Il ne pouvait avoir pesté contre l’inconsistance de ses relations sociales et mettre dehors la seule personne qui lui témoignait de l’affection, après ses longues heures de travail. Mais il se fichait que la section 12 avait finalement tenu, que la 34 avait dû être redémarrée. Il se moquait que les serveurs de secours en haut des immeubles avaient souffert de surchauffe en dépit du système d’aération et de refroidissement favorisé par les vents. Il se contrefoutait que Jorik ait inscrit son nom sur la liste des candidats pour les travaux de réfection.

    Une fois la bouteille vidée, l’excuse fut toute trouvée pour mettre à la porte l’ami envahissant, qui prit congé en titubant.

    Il ferma ses obturateurs.

    – Daath ! Bereshit !

   La lecture avait commencé. La remago se déployait dans l’espace sombre sans l’annihiler. La voix d’homme dessinait le noir pour le nuancer de gris, fendant le voile d’ombre pour en faire surgir les traits d’un visage d’homme, mélancolique, les yeux baissés sur un souvenir, qui prenait forme dans une silhouette de femme incertaine, nimbée de brume, que constellaient des feuilles d’arbre à la blancheur douloureuse. « le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant » la vaste robe corsetée de la femme épousait à présent totalement les volutes charbonneuses, et petit à petit disparaissait pour ne laisser place qu’à un sourire tendre auquel répondait celui de l’homme, figé dans la tristesse. « et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années. » une larme blanche roula sur la joue de suie. Au dernier mot, il ne resta plus qu’une tache de lumière laiteuse, trop tôt avalée par le gouffre.

    Le vide envahit à nouveau la Sephira. Sulian porta la main à sa propre joue, qu’il essuya fébrilement. Il se souvint des propos de la forme pyramidale. La Monarque arriverait. Bientôt. Il l'attendrait, malgré son envie de rejoindre Tipheret. De partager avec les autres. Quels étaient ces mots qu'il venait d'entendre, des mots capables de réveiller en lui des émotions oubliées? Qui les avait prononcés, et écrits, la première fois? Et pourquoi personne d'autre ne semblait s’intéresser à la remago? Il tenterait d’amener en Malkhuth les avanets de son réseau. Loin d’Utopole, ils découvriraient les richesses d’un autre royaume.

    Sa conscience errait dans la nuit virtuelle. Inerte, dans l’obscurité, il se sentait paradoxalement vivant. À l’écoute de son cœur battant dans sa poitrine, du silence autour de lui, de sa respiration profonde.

   Son souffle se bloqua dans une grande aspiration. C’était elle. La Monarque.

   Il reconnut le timbre, non pas la voix. Elle n’articula pas le moindre mot, mais tira d’abord du néant une note, tenue et bourdonnante, qui foudroya la nuit virtuelle. Il oublia son propre corps, sa bouche ouverte, ses yeux grands ouverts, dessillés et aveugles au monde extérieur. De vibrantes racines électriques naquirent des éclairs, jaillirent et se craquelèrent en ramures magistrales terrassant la coupole d’ombre.

    « Au commencement était le Verbe. »

© Vanessa Ettorre, "Bereshit", 2021

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