Le paradoxe Baudelaire
En lien avec mon étude sur La Prostitution dans les Petits Poèmes en prose, voici une rapide présentation du rapport complexe de Baudelaire envers la photographie. 22/09/2024
ETUDE SUR BAUDELAIRE
Baudelaire n'en finira jamais d'interpeller ses lecteurs. Poète et homme d'une grande complexité, son rapport à la photographie témoigne de l'ambivalence - et du raffinement ? - de sa pensée.
L’importance poétique du portrait peint
Dans ses Salons, ouvrages rassemblant ses critiques de peinture, il expose sa fascination pour l'art du portrait. Condamnant l'idée d'une prédominance du modèle sur l'artiste, Baudelaire défend l'idée que la peinture puisse révéler l'âme, la vérité profonde du modèle. Là réside l’art des grands coloristes :
« La seconde méthode, celle particulière aux coloristes, est de faire du portrait un tableau, un poëme avec ses accessoires, plein d’espace et de rêverie. Ici l’art est plus difficile, parce qu’il est plus ambitieux. Il faut savoir baigner une tête dans les molles vapeurs d’une chaude atmosphère, ou la faire sortir des profondeurs d’un crépuscule. Ici l’imagination a une plus grande part, et cependant, comme il arrive souvent que le roman est plus vrai que l’histoire, il arrive aussi qu’un modèle est plus clairement exprimé par le pinceau abondant et facile d’un coloriste que par le crayon d’un dessinateur » (Salon de 1846).
Ainsi, il reprochera à La Grande Odalisque d’Ingres, dont il qualifie la peinture de « grise » (Salon de 1846), un style forcé, « une poésie étrangère, empruntée généralement au passé » (Salon de 1859).
L’émergence de la photographie
Symbole pour Baudelaire d’une modernité technique et immorale, la photographie se développe dans la seconde moitié du XIXè s. pour prendre une place prédominante dans l’art du portrait. Et c’est à l’occasion du Salon de 1859, que Baudelaire délivre sa vision de l’art moderne, notamment dans la deuxième partie de son introduction, intitulée « Le public moderne et la photographie ».
Cette attaque prend la forme d’une lettre adressée à Jean Morel, directeur de la Revue française, par laquelle il dénonce (dans la lignée de son ami Théophile Gauthier, précurseur des Parnassiens) l’émergence d’un réalisme mimétique dont le but n’est plus la recherche de la beauté :
« Chez nous le peintre naturel, comme le poëte naturel, est presque un monstre. Le goût exclusif du Vrai (si noble quand il est limité à ses véritables applications) opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il faudrait ne voir que le Beau (je suppose une belle peinture, et l'on peut aisément deviner celle que je me figure), notre public ne cherche que le Vrai. Il n'est pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut-être, moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanément artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analytiquement. »
Il fustige nommément Daguerre, « Messie » de ceux qui croit que « l'art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature » et que « l’ 'industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l'art absolu ». Le développement de la technologie du daguerréotype bouleverse en effet le rapport des hommes au réel, ou plutôt au monde des apparences. L’industrie photographique devient alors la nouvelle Idole de ce Credo envers lequel Baudelaire exprime sa plus grande abjection:
« la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D'étranges abominations se produisirent. »
Il adresse ce jugement plus que sévère à la technologie comme à ses utilisateurs :
« Comme l'industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non-seulement le caractère de l'aveuglement et de l'imbécillité, mais avait aussi la couleur d'une vengeance. »
Les rouages complexes d’une pensée paradoxale
Un point de vue extrême, radical, et parfaitement en adéquation avec sa propre écriture…
Un rejet de l’héliogravure sans appel ni rédemption…
Un cri contre la si facile reproduction de ces fausses œuvres, hérésie artistique à bon marché…
Et pourtant… Pourtant très vite ceci…
… le pourfendeur du culte du soleil pris en flagrant délit d’adoration pour son image de métal ! Sous l’office des grands sacrificateurs, Nadar et Carjat.
On criera à la mauvaise foi… Mais le poète de la « Réversibilité » n’a-t-il pas droit, comme nous tous, à sa part grise ?
Tous droits réservés
© 2024 Vanessa Ettorre
Hébergement : Hostinger
Images : Geralt, Rebeccaread, BeccaJane, PaftDrunk, ChiemSeherin,
Logo : Remy Raillat (Matt Finch)