Le Marionnettiste et le Diable

Quelques références qui ont inspiré "Dernière danse". 24/08/2024

PRÉSENTATION DE MES NOUVELLES

Le Diable au bout du fil

Le XIXè siècle est marqué par un regain d’intérêt pour la figure du Diable que ce soit en littérature ou dans les arts picturaux. Après les Lumières et le rejet de l’obscurantisme médiéval, la sensibilité romantique, et plus tard celle des Décadentistes, atteste d’un retour au mysticisme et au merveilleux. On s’effraie lors de séances de spiritisme, on redécouvre les arts occultes et l’alchimie, on étudie l’ésotérisme (le roman Là-Bas de Huysmans, en 1891, illustre ces pratiques).

Ma nouvelle se teinte de cette atmosphère fantastique avec la vieille boutique du marionnettiste, officine hors d’âge, poussiéreuse et moribonde, et dont la porte signifie la limite d’avec le monde de la rue, un monde agité, froid, violent et moderne. Deux univers que tout oppose.

Statue double-face de Méphistophélès et Marguerite, Salar Jung Museum

diable 19è
diable 19è

Franz von Stuck, Lucifer, 1890

De la dualité…

L'étymologie grecque du mot "diable" évoque l'idée de séparation. Le Diable est celui qui divise parce qu'il ment, trompe, corrompt. Mais le préfixe dia- induit la coexistence de deux instances jamais totalement désunies. C’est le principe du « symbole », le σύμβολον / súmbolon, un objet de reconnaissance brisé et partagé en deux parties, chacune permettant à son possesseur de reconnaître l’autre en les emboîtant.

Dans l’esthétique baudelairienne, il y a moins séparation que dualité, l’union de deux principes antagonistes. Un vers de « Hymne à la Beauté » est représentatif de cette dualité inhérente à toute chose : « Que tu viennes du ciel ou de l’enfer, qu’importe ! O Beauté ! ». L’homme ne parvient à discerner le bien du mal, les deux étant les deux faces du même symbole. Cette réversibilité, du bien et du mal, du pur et de l’impur, du beau et du laid, abolit les frontières érigées par les normes morales.

danse macabre
danse macabre

Michael Wolgemut, 1493

Réagissez sur

… au thème du double.

La littérature regorge d'oeuvres modulant le thème du double, la séparation en deux entités distinctes d’un même être, d’un même principe, l’Autre et le Moi se perdant et se confondant dans une valse enivrante et tourbillonnante.

Dans ma nouvelle, l'idée de la "moirionnette" fait écho à cette tradition. Mais Marius, le pantin sculpté à l’image de Mario, est moins un double de celui-ci qu’un doppelgänger, prenant la place de son original par l’action ambivalente du visiteur nocturne. De la même façon, Gala, avatar articulé de la Galatée de Pygmalion, renaît, dansante, dans la mort et la destruction.

Les dons du Diable ont toujours deux faces.

La nouvelle "Dernière danse" multiplie les références intertextuelles explicites : Les Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi (si joli court roman daté de 1881, très différent de la version Disney, comme toujours), le Faust de Goethe pour les marionnettes de Méphistophélès et Marguerite, les danses macabres baroque.

L'idée initiale part cependant d'un poème peu connu de Baudelaire.

Baudelaire, encore et toujours

Dans son poème en prose "Le joueur généreux", Baudelaire met en scène un personnage-narrateur se rendant dans un tripot interlope et y rencontrant le Diable avec qui il s'entretient cordialement et dont il fait entendre la voix teintée d'ironie : "Je veux que vous gardiez de moi un bon souvenir, et vous prouver que Moi, dont on dit tant de mal, je suis quelquefois bon diable".

Chez Baudelaire, la figure du Diable n'est jamais à proprement parler "satanique" dans le sens où le terme est communément compris, à savoir comme source du Mal Absolu, vilain bouc ithyphallique. Il est certes le Tentateur (le Serpent, et par anamorphose la Femme séductrice, je vous renvoie à mon livre si ce thème vous intéresse), mais il est aussi le "guérisseur familier des angoisses humaines ("Litanies de Satan", Fleurs du Mal). Il est l'Ange déchu, "à qui l'on a fait tort", un frère du poète maudit, rejeté et incompris de la foule.

Baudelaire décrit un monde sans Dieu écrasé par une coupole céleste vide de la présence divine créatrice ("Alchimie de la douleur" Fleurs du Mal) dans lequel l'homme est abandonné à son sort. Le Diable devient alors un compagnon de misère.